Sur la planète Deux-Saisons, une rumeur persistante, aussi persistante que la pluie, prétendait que la saison humide touchait à sa fin.

Affalé sur un siège tellement usé et poussiéreux que la lumière de ses tubes se diluait dans le clair-obscur de l'agence, Tixu Oty l'Orangien regardait tomber les gouttes épaisses avec l'expression d'une vache céleste contemplant un antique train de fusées.

Au cours des cinq, peut-être six années standard qu'il avait passées sur Deux-Saisons, Tixu Oty s'était peu à peu transformé en une masse hirsute, inerte, imbibée d'alcool et d'ennui. De son uniforme tire-bouchonné, autrefois vert clair, suintait une odeur écœurante dont l'âcreté n'était pas sans rappeler celle des gigantesques lézards des fleuves de la saison des pluies.

Effrayés par son regard torve, les rarissimes clients qui avaient eu l'étrange idée de pousser la porte défoncée de l'agence n'y demeuraient que le temps de bredouiller un bref mot d'excuse. Quelle idée devaient-ils se faire, ces infortunés voyageurs, de la C.I.L.T., la compagnie de transferts la plus importante de l'univers connu et inconnu ! La C.I.L.T. aux milliers d'agences disséminées sur les centaines de planètes de la Confédération de Naflin, y compris sur les mondes excentrés des Marches. La toute-puissante C.I.L.T. qui était parvenue, à coups de slogans chocs et de magouilles politico-financières, à jouir d'un monopole presque total dans le domaine des transferts cellulaires de longue distance.

Quelque part dans son marécage d'indifférence, Tixu savait que, tôt ou tard, un inspobot, un inspecteur-robot mandaté par le collège décisionnel, viendrait lui rendre visite. Il serait alors tenu de présenter quelques comptes. La direction ne négligeait aucune agence, fût-elle située aux confins de l'univers recensé. Au strict minimum et avec beaucoup de chance, il serait purement et simplement viré comme le malpropre qu'il était devenu. Hypothèse optimiste qui n'était, hélas, que le reflet d'un désir inconscient. La logique voulait plutôt qu'il comparût devant le tribunal déontologique interne de la Compagnie, où l'on exhumerait avec solennité ses innombrables fautes professionnelles. Pour faire bonne mesure et parce qu'on ne prête qu'aux riches, on ajouterait à la liste quelques bricoles dont il ne serait en rien responsable. La C.I.L.T. n'avait pas pour habitude de badiner avec son image de marque et ne perdait jamais une occasion de faire un exemple. Il encourait une condamnation de dix, voire quinze ans d'atelier recyclage, un centre de réparations et d'essais situé sur la planète Oursse. Là, il aurait le choix entre servir de pilote d'essai pour les nouveaux appareils conçus par les ingénieurs de la Compagnie (taux de mortalité : 30,3 %) et travailler sur la chaîne irradiée de détection d'anomalies (taux de mortalité : 26,7 %).

Cependant, par un admirable effort de non-volonté, Tixu était parvenu à chasser tout ce petit monde de ses non-pensées : la Charte d'Airain, la bible pro de la Compagnie, sur laquelle il avait prêté serment lors de la cérémonie d'intronisation, le règlement et ses interminables alinéas bis et ter, les inspobots et leurs lexiques de recensement cellulaire, les clients rois, le sort peu enviable qui l'attendait... Dorénavant, seul lui importait l'instant où retentissait sur le canal interne la voix synthétique de l'hôtesse annonçant l'heure standard de fermeture de toutes les agences de la zone 1098-A des Marches.

Mû alors par un réflexe conditionné, Tixu composait sur le clavier vétusté le code confidentiel du salon des déremats, actionnait le levier du volet de protection magnétique, soulevait sa carcasse de son siège et sortait, oubliant à chaque fois d'éteindre l'antique enseigne holographique à laquelle manquaient depuis des lustres deux lettres sur quatre. C'était probablement l'agence de voyages la plus mal tenue de l'univers connu et inconnu.

Tixu s'enfonçait d'une démarche hésitante dans l'entrelacs des ruelles sombres et torturées de la cité. Puis il empruntait le bric-à-brac des hautes passerelles des temps de pluie, qui enjambaient les mares, les rigoles, les rivières, toutes ces masses liquides sur les miroirs brisés desquelles se réfléchissaient les lueurs falotes de bulles-lumière soufflées par le vent. De temps à autre, dans un soudain bouillonnement d'écume, surgissait un lézard des fleuves, reptile Carnivore d'une dizaine de mètres de long. Ses écailles jaune clair et ses petits yeux rubis crevaient la grisaille, sa gueule s ouvrait sur une triple rangée de longues dents acérées, sa queue puissante fouettait rageusement la surface de l’eau.

Maintes fois, il était arrivé qu'un passant, ivre ou en proie au délire fiévreux, fût précipité par une bourrasque du haut d'une passerelle. Il ne lui restait alors pas la moindre chance de s'en tirer : il y avait toujours un lézard en maraude dans le secteur, qui se jetait sur le malheureux et l'engloutissait sans autre forme de procès (taux de mortalité : 100 %).

Tixu prenait parfois un peu de temps pour observer l’un de ces monstres aquatiques, tout en veillant à amarrer fermement à la corde supérieure de la balustrade. Non pas qu'il tînt plus que tout à la vie, mais il s'accrochait à ce qu'il pouvait et, en l'occurrence, à une corde. Les autochtones de Deux-Saisons, les Sadumbas, prétendaient sans rire que les lézards des fleuves étaient des divinités de l'eau. D'ailleurs, avant le débarquement massif des colons de la Confédération, ils avaient cou-rame de leur offrir en sacrifice quelques-uns de leurs nouveau-nés. Malgré la loi confédérale protégeant. éthique plurielle et le respect des coutumes locales. interlice confédérale avait interdit cette pratique séculaire, jugée dégradante, barbare et contraire à l'esprit : une civilisation éclairée.

Tixu croisait des formes incertaines, des silhouettes attentives à leur équilibre sur ces lattes de bois glissants, fuyantes. La pluie avait beau s'escrimer à cingler son visage, elle n'était encore jamais parvenue à le tirer de sa torpeur. Ses pas le portaient vers l'unique débit de boissons de l'agglomération, un baraquement rudimentaire perché sur de hauts et maigres pilotis qui n'inspiraient pas une confiance absolue. Sous l'enseigne rongée, un morceau de terrasse effondré semblait irrésistiblement attiré par l'eau tourbillonnante d'un ruisseau. Selon toute probabilité, c'était le troquet le plus mal tenu de l'univers, connu et inconnu.

Tixu venait chaque soir grossir les rangs déjà compacts des buveurs de mumbë, l'alcool local, un mélange incertain d'acide et de poison qui laminait les boyaux de tout individu normalement constitué. Tixu vidait verre sur verre, sans dire un mot, sans jeter un regard devant ni derrière lui. Les autres, accoudés au bar ou vautrés sur les tables rustiques, buvaient également en silence. Leurs yeux brillants et striés de filaments sanguins contemplaient le vide. Les serveurs, trois frères originaires de la planète Point-Rouge, remplissaient les gobelets sans commentaire superflu. Leurs mains avides s'emparaient avec dextérité de la ferraille semée négligemment sur le comptoir de durai.

La taverne des Trois-Frères (ainsi la surnommait-on car personne n'était parvenu à déchiffrer les lettres de l'enseigne) était surtout la plaque tournante de la contrebande du tabac rouge des mondes Skoj et de l'alcool frelaté, mis à l'index confédéral depuis cent soixante années standard. De temps en temps, des femmes aux chevelures multicolores déchiraient le rideau de fumée et venaient rôder dans la salle ou à proximité du bar. Leurs déshabillés vaporeux laissaient entrevoir des peaux flétries, des formes fanées, des seins en délicatesse avec la loi de la pesanteur, des jambes gainées de cellulite, des monts de Vénus chauves... Des prostituées en fin de parcours, qui n'avaient pas les moyens de s'offrir une cure de jouvence esthétique et se bradaient aux chercheurs d'optalium, aux fonctionnaires miteux ou aux hommes d'affaires en vadrouille dans le secteur.

A ses moments de déprime, Tixu avait, lui aussi, succombé à ce triste appel de la chair. Les passes se pratiquaient généralement dans une pièce du premier étage, au beau milieu d'une nuée bruissante de moustiques noirs et agressifs. En professionnelles soucieuses de rentabilité, les femmes se débrouillaient pour obtenir argent, érection et éjaculation en une trentaine de secondes tout compris. Chaque fois, il gardait un souvenir nauséeux de la tenace odeur de désinfectant qui empoissait le matelas taché.

Parfois, au-dessus des têtes, des bribes de conversation, des mots à peine articulés, des pensées échappées :

« Putain de flotte ! Dire que ça fait plus de vingt ans que ça dure... Une-Saison qu'il devrait s'appeler, ce trou !

— Ouais... Ce pauvre Morteen Olligrain... Finir comme ça, bouffé dans sa mine par c'te saloperie de lézard...

— J’lui avais pourtant dit de pas creuser si près de l'eau ! D'abord, y a jamais eu d'optalium près de l'eau, ensuite ça se voyait qu'il était sur le point de s'effondrer, ce terrain...

— L'avait qu'à être moins têtu... Sont tous comme ça, ces métèques d'Artilex ! Z' ont toujours raison !

— Hé, l'Orangien ! Dès que j'tombe sur l'bon filon, j'viens t'voir ! Tu m'installes dans ta foutue machine et me v'là de retour à la maison ! Et plus jeune, avec ça !

— Arrête, Amigoët ! Ça vaut au moins dix mille balles, un transfert par déremat ! Et puis, c'est qu'une légende, cette histoire de rajeunissement... Sur le coup, on gagne peut-être quelques mois mais, comme tes cellules gardent ton âge biologique en mémoire, tu les reperds aussi sec... Ça s'appelle l'effet-corrigé Gloson... Pas vrai, Tixu ? »

Tixu se fend d'une grimace qui passe à la rigueur pour un oui.

« Rigole pas ! reprend l'autre, opiniâtre. J'te dis que j'suis sur un coup, un vrai ! Le filon, mon vieux ! Le bon ! »

Des chercheurs d'optalium, un métal rare très prisé par les sculpteurs-joailliers de Bella Syracusa et les corporations de l'artisanat sacré de Marquinat. Des types rongés par la zenoïba, la fièvre des temps de pluie, une maladie incurable. Fronts perlés de gouttes de sueur, teints cireux, dents déchaussées, regards hallucinés. Accourus de tous les coins de l'univers, identifiables à leurs traditionnelles combinaisons d'étoffe épaisse et brune, les tibou' ch. Leur seul espoir : trouver rapidement l'argent nécessaire à un transfert par déremat et se téléporter sur leurs mondes d'origine pour y mourir en paix. Par navette ordinaire, il leur faudrait des années et ils ne survivraient pas au voyage. Les antiques vaisseaux des temps de conquête mettaient six mois, parfois même un an, à relier les planètes majeures de la Confédération. Sans compter les risques de piratage et de naufrage.

« Selon une estimation d'experts-géoforeurs, le sol de la planète Deux-Saisons regorgerait d'optalium blanc... »

Cette dépêche lapidaire, reprise par un quelconque présentateur d'une obscure chaîne de bullovision, avait suffi à déclencher une ruée. Les mineurs indépendants avaient pris d'assaut la planète, s'étaient entretués pour disposer des meilleures concessions et avaient dilapidé leurs maigres économies pour rapatrier leur matériel lourd : excavatrices, foreuses, étayeuses, extratrieuses... Mais la pluie persistante, inondant ou éboulant les galeries, les lézards des fleuves et les insectes zenoïbes rendaient plus que problématique l'extraction du précieux minerai. Tout ce qu'avaient jusqu'à présent récolté les chercheurs, c'était cette fièvre dévorante, mortelle, qui tenait en échec les médicaux les plus réputés de la Convention confédérale pour la santé, la C.C.P.S.

Les potions plus ou moins magiques des imas sadumbas, les sorciers indigènes, ne se montraient guère plus efficaces que les remèdes chimiques, soniques ou ondulatoires proposés par la C.C.P.S. D'ailleurs, la zenoïba faisait des ravages considérables chez les Sadumbas eux-mêmes, dont les défenses immunitaires naturelles souffraient probablement d'une hygiène corrompue et d'une consommation abusive de mumbë. Les autochtones de Deux-Saisons avaient cette particularité de déambuler entièrement nus. L'entrelacs de leurs veines sombres crevait leur peau glabre et diaphane, d'une blancheur maladive. Ils bravaient sans le vouloir un récent décret confédéral, voté à l'instigation de l'Eglise kreuzienne de Syracusa, qui rendait obligatoire le port de vêtements. Les Sadumbas se fichaient royalement des décrets, anciens ou nouveaux. Ils arboraient en permanence un air sombre, mélancolique, qui contrastait de manière étonnante avec leurs bouilles rondes et leurs formes épanouies.

Certains mineurs, les plus anciens, les plus malades, affirmaient que les Sadumbas se transformaient radicalement à l'avènement de la saison sèche : leurs corps devenaient aussi secs que l'écorce d'un rabougri de Point-Rouge, la mélanine colorait leurs cellules pigmentaires d'une belle teinte brune, et surtout, ils affichaient une extraordinaire joie de vivre, chantaient, dansaient, se livraient à une bacchanale générale et permanente à laquelle chacun était amicalement convié. En attendant ces glorieux jours, qui n'existaient vraisemblablement que dans les rêves embrumés des chercheurs d'optalium, les quelques spécimens de Sadumbas mâles et femelles sagement assis dans un recoin de la salle, gobelet de mumbë en main, semblaient ruminer toutes les sombres pensées de l'univers, connu et inconnu.

Régulier comme une antique horloge pré-Naflin, un curieux personnage faisait son entrée tous les soirs à la même heure : grand, pâle, tignasse rousse et revêche débordant du cache-tête d'un colancor safran sale et troué, visage tout en angles et en lames, yeux étincelants sous les sourcils broussailleux, long cou décharné de vautour. Son bras squelettique se dépliait hors de son surplis pourpre, son doigt accusateur se pointait sur l'assistance, sa voix forte dominait le crépitement de la pluie sur les tôles :

« Suppôts de l'Index ! L'alcool fait de vous des raskattas, des hors-la-loi, mais aussi et surtout des animaux, plus bas dans l'échelle de l'évolution que les lézards des fleuves ! Un tas d'animaux répugnants ! Des êtres inférieurs que le vice tient en esclavage ! Tôt ou tard, vous comparaîtrez devant le Kreuz, vous expierez vos fautes et le feu vous purifiera ! Les temps sont proches. Craignez la géhenne des croix rédemptrices : elles viennent jusqu'à vous pour vous châtier de votre impudence ! »

Chacun attend tranquillement la fin de l'orage. Le missionnaire kreuzien se retourne alors vers les prostituées, qui le narguent ostensiblement en écartant les jambes, en passant la pointe de leur langue sur leurs lèvres fardées ou en se caressant les seins.

« Couvrez-vous, satanées femelles ! Puits putrides ! Votre attitude est une offense à la divine Laissa, la mère du Kreuz ! Votre place est déjà réservée sur les croix-de-feu ! »

Son regard brûlant erre un long moment sur les ombres peuplant la salle enfumée, sa pomme d'Adam transperce la peau parcheminée de son cou. Puis il sort d'une démarche de somnambule et les gloussements à la fois sarcastiques et inquiets des putains fleurissent dans son sillage.

« Toujours aussi fêlé, le kreuzien ! Ça doit être la zenoïba !

— Y croit nous flanquer la trouille avec ses croix-de-feu ! ricane un homme assis.

— T'as tort d'en rire ! réplique un vieillard prématuré. Elles existent, ces saloperies de croix-de-feu ! J'en ai vu ! »

Toutes les têtes se tournent vers le mineur qui s'agrippe des deux mains au bord du comptoir pour tenir sur ses jambes flageolantes. Alarmées, les prostituées abandonnent leurs clients et viennent se presser autour de lui.

« Ça remonte au temps où j'avais une concession sur Julius, un satellite de Syracusa. Là-bas, l'Eglise du Kreuz est la religion officielle, obligatoire, et tous ceux qui refusent de se convertir sont systématiquement condamnés aux croix-de-feu... J'ai vu des familles entières, mari, femme, enfants, brûler à petit feu. Un spectacle écœurant...

— T'es donc un salopard de kreuzien ! hurle un type que le mumbë rend agressif. Sinon t'aurais cramé comme les autres ! »

Un murmure approbateur ponctue cette remarque frappée au coin du bon sens.

« J'étais ! corrige le mineur. Sur Julius, j'étais kreuzien. C'était ça ou y laisser ma peau. Et j'y tiens, à ma peau ! Elle est pas belle à voir, mais j'en ai qu'une ! Maintenant, j'suis kreuzien comme toi t'es riche ! »

Eclat de rire général. Rassurées, les prostituées s'abattent sur les tables comme un essaim d'abeilles sur un massif de fleurs gorgées de pollen. Le silence retombe peu à peu. Les cerveaux flottent dans les vapeurs d'alcool. Il est peut-être l'heure d'aller se coucher. Périlleuse entreprise que d'affronter la nuit, la pluie, le vent sans dégringoler du haut des passerelles dansantes et servir de dîner impromptu aux lézards des fleuves...

Tixu ne se souvenait jamais de quelle façon il s'y était pris pour retrouver le chemin de la pension. La plupart du temps, il n'avait plus la force de poser le pied sur le socle gravitationnel et s'endormait en bas de l'escalier. C'était le veilleur de nuit, un Sadumba affublé d'une veste d'uniforme beaucoup trop petite pour lui et d'un cache-sexe purement symbolique, qui se chargeait du reste : trouver la bonne porte de la bonne chambre, localiser le lit dans l'indescriptible foutoir, poser le corps inerte sur le matelas exhalant une répugnante odeur de vomi, d'alcool et de crasse. Une fois cette lourde tâche accomplie, le veilleur de nuit lâche quelques sonores injures dans son jargon natal et sort. Il se prend chaque fois les pieds dans l'une des innombrables bouteilles jonchant le carrelage, jure de nouveau et referme la porte. Tixu entrouvre un œil, aperçoit, dans le furtif entrebâillement, une énorme paire de fesses blanches sous une ridicule veste noire et sombre dans un sommeil qui présente tous les symptômes du coma dépassé.

Ce matin-là, la voix sirupeuse de l'hôtesse annonçant l'heure du lever pour tous les employés de la zone 1098-A des Marches, parut particulièrement insupportable à Tixu Oty l'Orangien. Il avait l'impression que chaque mot craché par le résonneur du canal interne était un macroscalpel qui lui incisait les nerfs.

Le veilleur de jour, un Troblosse muet, sous-payé mais habillé de pied en cap, lui apporta le petit déjeuner, composé de sucreries sadumbas très épicées et d'une épaisse boisson brûlante que d'aucuns s'ingéniaient à appeler café ou encore thé. Le Troblosse bâilla à s'en décrocher les mâchoires, ce qui était sa manière la plus avenante de souhaiter le bonjour. Tixu s'assit sur le bord du lit et lui répondit d'un vague mouvement du menton. Le veilleur de jour n'apprécia pas ce manque de courtoisie. Il posa brutalement le plateau sur le monceau de vêtements encombrant la table basse et tourna les talons.

Comme tous les matins, Tixu ne toucha pas au petit déjeuner, ne se donna pas la peine de faire sa toilette, ni même un semblant de toilette sommaire, déplia sa douloureuse carcasse et s'engouffra dans le couloir. Il traversa le hall d'entrée, marmonna une phrase d'excuse inaudible à l'intention du Troblosse renfrogné et se retrouva dans la rue. Agacé par la pluie, le vent et le sempiternel clair-obscur baignant la cité, il fila directement à l'agence.

Dans ses rares accès de lucidité matinale, il ne tenait que moyennement à se signaler à l'attention du contrôle automatique global et à déclencher la visite instantanée d'un inspobot. Sa préoccupation majeure étant justement de repousser l'échéance fatale, il lui fallait impérativement ouvrir l'agence en temps voulu.

Il pressa le déclencheur de son vibrator personnel, enfoui dans une poche latérale de sa veste. Le champ grésillant et bleuté du volet magnétique s'escamota. Il s'installa à son bureau et composa le code confidentiel d'ouverture du déremat, appareil ancien, voire vétusté, qui offrait, en prime du voyage, quelques menus inconvénients soigneusement occultés par les publicités bullovision de la C.I.L.T.

Puis, en expert de la position assise et de ses innombrables variantes, il se carra confortablement dans son fauteuil, s'enfonça dans sa torpeur familière et s'absorba dans la contemplation des gouttes de pluie qui dansaient la sarabande sur la vitrine brouillée. Il finit par s'endormir.

« Monsieur!... Monsieur, s'il vous plaît ! »

Tixu releva la tête. La fille était debout devant son bureau. Il n'avait pas entendu le carillon automatique d'entrée. Une pensée réflexe le traversa :

« Une Syracusaine ! Qu'est-ce qu'une Syracusaine peut bien foutre dans ce trou ? »

Ses somptueux yeux turquoise, pailletés de vert et d'or, se posèrent sur lui avec la gracilité des oiseaux-musique du pays d'Organ, une province d'Orange renommée pour l'extraordinaire variété de sa faune. Elle essora délicatement les deux mèches détrempées aux reflets dorés qui dépassaient du liseré pourpre de son cache-tête blanc. Elle était revêtue d'une ample cape aux motifs vifs et changeants, taillée d'une seule pièce dans une étoffe connue sous le nom de tissu-vie et fermée sur sa poitrine par une sobre broche d'optalium rose. Son teint d'une pâleur irréelle, ses traits d'une finesse extrême, ses lèvres ourlées de blanc, ses gestes racés, tout en elle trahissait des origines syracusaines, y compris le soupçon d'arrogance dans le maintien et le regard.

Tixu resta un moment pétrifié sur son siège. Puis, comme si un ressort se détendait en lui, il entreprit subitement de réorganiser tout ce qui, dans son agence, avait un urgent besoin de réorganisation : sa position avachie, le col de sa chemise, sa tignasse emmêlée, la veste de son uniforme, la ceinture de son pantalon, le bordel insensé régnant sur son bureau, les paperasses inutiles, les objets incongrus... Il tenta de rendre son sourire à la jeune femme, mais, ce faisant, il éprouva la déplaisante sensation de se retrouver dans la peau d'un olphel blanc, un singe domestique particulièrement doué pour les grimaces.

« Euh, bonjour... C'est à quel sujet ? » La visiteuse esquissa une subtile moue ironique. « Je viens pour un voyage. Vous vendez des voyages, n'est-ce pas ? À moins que je ne me sois fourvoyée... » Le plexus solaire de Tixu reçut le puissant impact de sa voix chaude et mélodieuse. Elle savait, comme la majorité des Syracusains, la focaliser et la diriger à la manière d'une onde sonore précise et concentrée. « Euh... oui, bien sûr, des voyages... parvint-il à bredouiller, oppressé, souffle court. Euh... peut-être désirez-vous vous asseoir ?

— Volontiers. Mais où ?

— Excusez-moi... Je commande le siège... »

A force de violer la règle trois ter, alinéa 12-C, du sous-chapitre voyageurs de la bible pro (Jamais un client potentiel ne doit attendre debout), il en avait oublié jusqu'à l'existence des sièges autopropulsés. Cramoisi, il effleura une touche durcie et grise de la console lumineuse. Un fauteuil-lumière d'une laideur sans nom surgit de son placard et, précédé d'un grincement horripilant, se dirigea cahin-caha vers la visiteuse. Elle examina la poussière accumulée sur le coussin d'air.

« Mille grâces, monsieur, mais finalement, je préfère rester debout. Je crois savoir que vous proposez des voyages par dé-et rematérialisation...

— Des déremats ? Euh, oui, bien sûr... Vous savez, ou vous ne savez pas, que vous venez d'entrer dans une agence C.I.L.T., la compagnie de transports la plus importante de l'univers connu et inconnu. Alors je vous le demande, où trouveriez-vous un déremat si vous n'en trouviez pas ici ? »

A la grande surprise de Tixu, les mots se bousculaient dans sa gorge. D'habitude, il n'éructait que quelques borborygmes menaçants, destinés à tester la force de caractère et la ténacité des clients. La plupart du temps, ces derniers battaient piteusement en retraite et se résignaient, en désespoir de cause, à offrir trois semaines de leur vie à l'une des navettes régulières faisant la liaison entre Deux-Saisons et les autres planètes des Marches.

« C'est parfait. Il me faut donc une... un déremat, c'est bien cela, pour Point-Rouge. Je suppose que c'est dans vos cordes ?

— Point-Rouge ? » s'exclama Tixu.

Un nouveau sourire affleura sur les lèvres opalines de la visiteuse. Elle semblait calme, lointaine, presque absente. Le contrôle des émotions était l'un des principes majeurs de l'éducation syracusaine. Visages et gestes ne devaient jamais trahir les sentiments, a fortiori devant un inconnu. Les yeux agrandis de stupeur de

Tixu étaient, quant à eux, un véritable gouffre ouvert sur le désert de son âme.

« J'attends une réponse, monsieur ! Est-ce ou n'est-ce pas possible ? »

Tixu décela la pointe d'anxiété qui perçait dans sa voix. Il perçut également le léger froissement du tissu-vie de sa cape, provoqué par le tremblement nerveux de sa jambe.

« C'est possible, bien entendu... Nos programmes peuvent expédier les voyageurs sur tous les mondes recensés. C'est plutôt que... Excusez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais qu'est-ce qu'une femme comme vous peut bien aller fabriquer sur Point-Rouge ? Vous comprenez, c'est la première fois que je rencontre une Syracusaine sur les Marches et...

— Qu'est-ce qui vous fait croire et dire que je viens de Syracusa ? coupa-t-elle sèchement.

— Ne vous fâchez pas ! protesta Tixu en écartant les bras. Je ne cherche pas à vous espionner ni à vous tirer les vers du nez ! J'ai... euh... pas mal bourlingué au cours de mon existence et je sais reconnaître les Syracusains, c'est tout... Vous n'êtes pas sans savoir ce qu'on raconte sur Point-Rouge ?

— J'en ai entendu parler, comme tout le monde. Et ça ne change rien !

— Ça vous regarde, après tout... Vous avez de la famille sur place ? Quelqu'un pour vous recevoir ? Vu la réputation de l'endroit, il vaudrait mieux pour vous que...

— Combien ? »

Le ton, devenu tranchant, n'admettait plus de réplique. Tixu se le tint pour dit et rendossa sa minable défroque d'humble employé de la C.I.L.T.

« C'est vous la cliente, m'dame, et le client est roi ! Moi, ce que j'en disais, c'était pour vous rendre service... »

Il effleura du doigt les touches de la console. Cependant, il ne parvenait pas à endiguer le flot tourbillonnant de pensées qui brisait son barrage d'indifférence et d'ennui. Il regrettait amèrement son aspect débraillé, sa barbe clairsemée, ses ongles noirs qu'il tentait de soustraire au regard de son interlocutrice en les enfonçant dans ses paumes, ses dents jaunies par le tabac rouge des mondes Skoj et le mumbë, cette humidité et cette saleté environnantes. Il prenait subitement conscience, devant cette Syracusaine pétrie de grâce et de morgue, du vide de son existence, de l'ampleur de sa déchéance.

Des chiffres fluorescents s'alignèrent sur l'écran incurvé.

« Transfert jusqu'à Point-Rouge : quinze mille unités standard.

— Quinze mille ? C'est trop !

— Je... je ne crois pas que vous trouviez moins cher ailleurs, argumenta Tixu, interloqué par le fait qu'une Syracusaine s'abaissât à discuter un prix. La C.I.L.T. est la compagnie qui propose les tarifs les plus bas de l'univers... connu et inconnu... De toute manière, il n'y a pas d'autre déremat sur Deux-Saisons... »

Les yeux de la visiteuse se fichèrent dans ceux de l'Orangien qui chancela presque sous le feu soudain de son regard.

« Je ne possède pas actuellement cette somme, articulat-elle lentement, décochant ses mots comme des flèches. Il est pourtant indispensable, vital, que je me rende sur Point-Rouge ! Vous comprenez ?

— Je comprends... je comprends, mentit Tixu qui tentait maladroitement de se libérer de la terrible pression exercée par son interlocutrice. Dans ce cas, prenez la navette temporelle ordinaire.

— Absolument hors de question ! J'en aurais au moins pour trois semaines standard, sans parler des probabilités de piratage. Quinze mille, dites-vous... »

Elle cherchait visiblement une solution. Elle se mordait la lèvre inférieure, qui blanchissait sous la pression de ses dents recouvertes de nacre bleutée. Le tremblement de sa jambe s'était accentué. Visiblement, elle éprouvait les pires difficultés à stabiliser son contrôle des émotions, ce qui démontrait la profondeur de son trouble.

« Je vous propose huit mille unités, reprit-elle, surmontant son apparente aversion pour ce marchandage sordide. Le reste plus tard. Il va sans dire que je vous laisse une empreinte personnelle de reconnaissance de dette.

— Désolé, m'dame, je ne puis accepter... », déclara l'Orangien avec un sourire qui se voulait conciliant mais sans la force de conviction qui l'eût rendu tout à fait crédible.

Il ajouta rapidement, pour se justifier :

« Quelles que soient vos raisons de me proposer cet arrangement, et ce sont certainement de bonnes raisons, je ne peux pas me permettre d'enfreindre le règlement interne de la Compagnie... »

A peine eut-il prononcé ces mots qu'une petite voix impertinente s'échappa des oubliettes de son âme. Pourquoi donc l'employé Oty, code MSÔ 12 A 2, se souciait-il tout à coup du règlement interne de la Compagnie ? Etait-ce un reste de conditionnement, de conscience professionnelle ou une façon de se rendre intéressant ?

Il se dit qu'elle allait décamper, et il le regrettait déjà, mais elle n'était pas comme ces clients ordinaires qu'un rien suffisait à démoraliser : elle posa ses longues et fines mains, des mains d'artiste, sur le bureau. Son visage se rapprocha dangereusement de celui de Tixu, à demi enivré par la fragrance de son parfum.

« Je sais que vous êtes tributaire de votre règlement. Chacun est tributaire de quelque chose. Mais ce voyage est indispensable ! Indispensable ! S'il vous plaît, monsieur, écoutez-moi de toutes vos oreilles et de tout votre cœur au lieu de vous réfugier derrière votre règlement. »

Elle observa un temps de pause et dévisagea Tixu, écrasé sur le dossier de son fauteuil.

« Ce voyage n'est pas indispensable pour moi. Mais pour l'univers. Pour l'univers ! La Confédération de Xaflin court un grand danger. Et ceci n'a rien à voir avec un règlement... Il faut que je parte immédiatement ! »

Ses ongles, laqués d'argent et taillés en pointe à la mode syracusaine, étaient presque plantés dans le faux bois ringard du bureau. Mal à l'aise, Tixu fit pivoter son fauteuil dans toutes les directions. Des gerbes d'étincelles jaillirent des tubes-lumière. Il sentit quelques picotements sur ses poignets et ses avant-bras.

« L'univers ! Eh ben, vous n'y allez pas avec le dos d'une petite cuillère ! L'assurance de la Compagnie se borne à couvrir les effets personnels des clients, pas tout l'univers !... Surtout pour huit mille balles!... En dessous du prix le plus bas du marché... »

En même temps qu'il disait cela comme un perroquet mécanique mal remonté, il calculait les éventuelles conséquences d'une vente au rabais. S'il introduisait de fausses données dans le programme, le déremat s'arrêterait immédiatement de fonctionner. Le nombre de passagers, la destination précise, le prix standard, le mode de paiement, toutes les informations relatives à un déremat étaient gérées par la mémoire centrale du centre de gestion de la zone 1098-A. Il fallait donc créditer la somme requise par la machine sur le compte bancaire de la Compagnie. Cela laissait deux à trois minutes avant que les ordinateurs ne fassent le rapprochement et ne signalent l'anomalie, deux ou trois heures avant que les vérificateurs du centre de gestion ne s'emparent de l'affaire, un ou deux jours avant que l'inspobot ne se matérialise dans l'agence.

Tixu se dit que cette absurde partie de cache-cache avec la direction de la Compagnie avait assez duré. Cette fille lui offrait une excellente occasion de mettre un terme à son triste séjour sur cette planète diluvienne. C'est d'un ton presque guilleret qu'il déclara :

« Vous m'avez dit huit mille unités, hein ?

— A peu près... Cela veut dire que vous êtes d'accord ? »

Il s'efforça de soutenir le regard de la fille, suspendu à trente centimètres du sien. Foutu pour foutu, il pouvait se payer le luxe de rendre service à une belle Syracusaine, même si celle-ci avait la fâcheuse manie de le prendre pour le dernier des crétins. Et puis cette histoire d'univers à sauver (de qui ? de quoi ?) le changeait agréablement des délires fiévreux des mineurs.

« Vous savez, je prends de gros risques à brader un déremat... »

Vaincu mais mauvais perdant, Tixu tentait de mettre en valeur son geste, le geste héroïque de l'obscur employé qui joue avec panache toute sa carrière sur un sourire féminin. Elle ne laissa transparaître aucune admiration. Il baissa les yeux.

« Donc, pour huit mille balles nous aurons droit à une double expédition : vous sur Point-Rouge et moi dans les emm... ennuis. Pour la reconnaissance de dette, je veux bien prendre vos empreintes, mais ça ne changera pas grand-chose... »

De vifs éclats dansèrent dans les yeux bleu, vert et or de la Syracusaine. Un sourire radieux illumina son visage. L'image d'une corolle ourlée de blanc s'ouvrant sur un pistil bleuté traversa l'esprit de Tixu. Il se demanda fugitivement depuis combien de temps il n'avait pas embrassé une femme. Les bouches fanées des putains du bar n'incitaient pas aux baisers passionnés.

« Quand puis-je partir ?

— Dès que vous aurez rempli les formalités médicales. Bien que la Compagnie ait décidé de vous faire une promotion spéciale, vous ne couperez pas à la vérification médicale... Vous voyez la cabine là-bas ? Vous n'aurez qu'à suivre les instructions lumineuses affichées sur l'écran-bulle intérieur. Entendons-nous bien : si le vérificateur phy ne donne pas son accord, la machine suspendra immédiatement sa reconnaissance cellulaire. Quelle que soit l'importance de votre voyage pour notre chère Confédération... »

Elle ne prêta aucune attention aux paroles de Tixu et se rendit, d'une démarche aérienne, près de la cabine séparée de la pièce principale par une porte vitrée. L'Orangien composa le code d'ouverture du vérificateur phy.

Il avait l'impression de faire une belle connerie. Le trafic de déremat était considéré comme une faute majeure au sein de la C.I.L.T. Il n'encourait plus seulement une sanction interne mais également une condamnation pénale et un classement à l'index des raskattas. Il se maudit de sa stupidité : il s'était laissé berner comme le dernier des paritoles, surnom dédaigneux dont les natifs de Syracusa affublaient les ressortissants des autres mondes recensés.

En même temps, il se sentait heureux comme un gosse. Heureux d'en finir avec tout ça, heureux d'envoyer balader le règlement, heureux de conformer enfin ses actes à ses pensées. Les lumières rouges du vérificateur phy s'éteignirent une à une. Un triangle vert et noir clignota sur la droite de l'écran : la passagère était physiquement apte à supporter la déstructuration et la reconstitution de ses cellules et de son A.D.N. Tixu en fut déçu : il ne pouvait plus revenir sur sa décision. Or la présence de cette fille, pourtant lointaine, inaccessible, avait déclenché au plus profond de lui un sentiment confus de vitalité renaissante. Elle lui faisait penser à ces femmes alchimes des antiques légendes orangiennes qui transformaient les lugubres déserts en terres fécondes. Venue d'un monde lointain, aussi distante de lui que les mondes du Centre l'étaient des Marches, elle était pourtant un premier rayon de soleil sur son interminable hiver.

Quelques instants plus tard, elle réapparut devant le bureau. Un subtil halo gris-bleu l'auréolait : elle avait quitté la cabine trop tôt, avant que le vérificateur phy ait eu le temps de dissoudre ses champs d'investigation-lumière. Elle était vraiment pressée.

« Tout est prêt ?

— Presque tout, répondit Tixu à contrecœur. Il nous reste encore à... régler l'aspect financier... Oui, appelons ça régler, pour plus de commodité ! »

L'humour de l'employé, l'humour navrant de quelqu'un qui sait qu'il est en train de tout perdre, la laissa de marbre. Elle extirpa un sac bariolé et incrusté de rubis d'une poche interne de sa cape.

« Je vous donne le tout. C'est de l'argent syracusain, que je n'ai malheureusement pas eu le temps de changer en unités standard. Vérifiez : cela équivaut à huit mille unités.

— Je vous fais confiance », grinça l'Orangien.

Il n'en était pas à une énormité près et, dans le fond, ça l'arrangeait : il était fâché depuis toujours avec le change interplanétaire.

« Ah oui, j'allais oublier : notre déremat est un modèle très ancien, pour ne pas dire vétusté...

— Mais il fonctionne, n'est-ce pas ? »

De nouveau de l'inquiétude dans la voix de la voyageuse.

« Oui, oui, là n'est pas le problème... Mais il présente quelques inconvénients que n'offrent pas les modèles plus récents... Vous comprenez, Deux-Saisons est située loin de tout et...

— Quels inconvénients ? »

Il ressentit de nouveau tout le poids de son regard. Il rougit jusqu'à la racine des cheveux. Des gouttes de sueur ruisselèrent sur son front, sur son cou. Des rigoles tièdes se formèrent sous ses aisselles et se faufilèrent entre sa peau et sa chemise.

« Il est programmé pour transporter des cellules humaines. Uniquement des cellules humaines. Ce qui veut dire qu'il ne transférera que votre corps. Vos vêtements ne vous suivront pas. Ni aucun autre objet... Tout ce qui constitue le nécessaire de voyage, sac, valise, argent liquide, restera sur place. C'est pourquoi je vous ai demandé tout à l'heure si vous connaissiez quelqu'un chez qui je pourrais programmer votre rematérialisation. »

Elle demeura silencieuse, en proie à une sévère lutte intérieure que trahissaient le pli vertical sur son front et le tremblement réveillé de sa jambe. Les prudes Syracusains ne retiraient jamais leurs vêtements en public, encore moins leur colancor. La blancheur de la peau étant l'un des canons majeurs de l'Eglise kreuzienne et de l'esthétique syracusaine, ils évitaient d'exposer leurs précieux épidermes à la lumière des astres dits solaires. Saisi d'un fol espoir de la retenir une minute, une heure, un jour de plus, Tixu enfonça férocement le clou :

« Vous apparaîtrez sur Point-Rouge aussi nue qu'au jour de votre naissance, m'dame ! Déjà que c'est une planète peu fréquentable... »

Elle le toisa d'un air tellement méprisant qu'il regretta aussitôt ses paroles.

« Je ne connais personne, murmura-t-elle d'une voix sourde. Plus exactement, je ne sais pas où habite la personne que je dois contacter.

— C'est emm... ennuyeux.

— Je suppose qu'il n'y a pas moyen de faire autrement...

— Si ! Renoncer à ce voyage. Ou alors vous donner un peu de temps pour le préparer. Si vous voulez, je vous aiderai à...

— Il n'en est pas question ! »

Il comprit alors qu'il ne réussirait pas à ébranler la résolution de son interlocutrice. Il composa le code correspondant au film-carte trois-D de Point-Rouge capitale. Rues inondées de lumière rouge et bâtiments défoncés défilèrent sur l'écran.

« Je ne suis personnellement jamais allé sur Point-Rouge, dit-il. Mais je sais qu'en dehors de la capitale, il n'y a rien d'autre qu'un continent désertique. Je présume que vous ne tenez pas à vous retrouver nue et sans eau sous soixante-cinq degrés centigrades... Sur ce film-carte on peut distinguer des bâtiments en ruine dans le quartier sud de la ville... »

Il déplaça l'écran de manière qu'elle puisse voir.

« D'après la doc, ces ruines ne sont habitées que par des clochards. Attention, les excès d'une drogue appelée poudre-à-joie les rendent parfois agressifs. Il vous sera sans doute possible d'y dénicher de vieux vêtements, en attendant mieux. Prenez garde à vous : Point-Rouge est la plaque tournante des trafics de l'Index, en particulier du trafic de bétail humain, des esclaves. Ne comptez pas sur les interliciers fédéraux pour vous aider en cas de pépin. Ils mangent tous dans la main des trafiquants. Je pense que le mieux, pour vous, est de vous programmer ici. » Le film-carte s'arrêta sur un bâtiment de trois étages, éventré et posé de guingois sur un terrain vague. « Qu'en pensez-vous ?

— Je ne pense plus ! répondit-elle d'un ton acerbe. Je n'ai pas le choix. Si je comprends bien, monsieur, on est dans l'obligation de voyager nu et ruiné lorsqu'on s'adresse à votre compagnie ? »

Tixu émit un petit rire étranglé. Des siècles qu'il n'avait pas ri.

« Non, m'dame. Pas si vous aviez pris l'élémentaire précaution de vous rendre à une banque et de faire virer votre argent à une succursale du lieu de destination. D'ailleurs, lors de transactions... réglementaires, c'est un service que nous proposons à nos clients...

— Peu importe ! Je dois partir à présent. Quant à cette reconnaissance de dette...

— Bah, oubliez-la ! Je ne serai plus en poste si l'idée saugrenue vous prend un jour de vouloir rembourser la Compagnie... En revanche, vous pourrez récupérer vos vêtements lors d'un éventuel autre passage sur cette merveilleuse planète. La C.I.L.T. vous garantit par contrat moral d'en prendre soin et de ne les revendre qu'au bout de deux années standard ! »

Les yeux de la voyageuse se promenèrent sur son uniforme.

« Vous en ferez l'usage qui vous semblera bon, monsieur. Je doute toutefois qu'ils puissent vous aller. »

Il avait oublié son débraillé, sa crasse, sa pestilence. Elle s'était chargée de lui rafraîchir la mémoire. Une nouvelle vague de honte le submergea.

« Suivez-moi ! » ordonna-t-il d'un ton rogue.

Il déverrouilla le sas d'un geste brutal. La porte blindée s'ouvrit dans un claquement sec. Suivi de sa passagère, il s'engagea dans le couloir menant au salon des déremats. Le sas se referma automatiquement derrière eux. Enchâssés dans les parois métalliques concaves, les écrans de contrôle et les transmetteurs s'allumèrent les uns après les autres. En théorie, ils permettaient à l'employé occupé par un transfert de surveiller l'intérieur de l'agence et de s'adresser, en cas de problème, aux techniciens permanents de la Compagnie.

Un dépit corrosif rongeait les entrailles de Tixu. Il aurait fait n'importe quoi pour empêcher son arrogante passagère de s'envoler. Elle le méprisait, le considérait sans doute comme une sorte d'erreur de la nature et n'avait eu qu'à battre des cils pour le rouler dans la farine. Mais elle avait soufflé sur les braises de son feu intérieur. Il ne parvenait pas à chasser de son esprit l'idée folle, absurde, que cette superbe créature ne s'était pas dressée sur son chemin par hasard. Pourtant, elle allait sortir à jamais de sa vie et cette perspective le plongeait dans un profond abîme de tristesse et de douleur.

La machine trônait sur une estrade, au milieu du salon voûté. C'était une demi-sphère aux flancs rebondis et noirs, ressemblant à un immense chaudron préhistorique renversé. A première vue, il paraissait improbable que cet engin eût la capacité d'expédier quiconque de l'autre côté de la rue.

Tixu actionna un levier encastré dans une niche située à la gauche de l'entrée. Une intense lueur auréola le sommet arrondi de la machine. Un hublot de verre noir s'entrouvrit.

« Introduisez-vous dans l'appareil, murmura brièvement l'Orangien, pressé soudain d'en finir. Par ce hublot, s'il vous plaît. Allongez-vous sur la couchette et suivez les instructions apparaissant sur l'écran du plafonnier. Surtout, ne vous accrochez pas aux parois. Vous aurez probablement mal au crâne pendant les deux ou trois heures qui suivront la reconstitution. Mais vous le savez sûrement... Vous avez déjà voyagé par déremat, n'est-ce pas ? Il le faut bien, puisque la navette ordinaire ne passe ici que tous les quinze jours... »

Avant de se glisser dans l'étroite coursive, elle tourna vers lui son sublime visage :

« Vous êtes trop curieux. Bien que, parfois, la curiosité soit un formidable moteur d'évolution...

— D'accord, d'accord, m'dame... Puis-je cependant vous poser encore une question ? Vous savez, un condamné cherche toujours à connaître le motif réel de sa condamnation ! Cette histoire que vous m'avez servie, le grave danger qui menace la Confédération, c'est une blague, n'est-ce pas ? Vous pouvez l'avouer, maintenant que vous avez obtenu ce que vous désiriez...

— Désolée de vous décevoir, ce n'était pas une plaisanterie ! Mais je ne peux pas vous en dire davantage. Moins vous en saurez et mieux cela vaudra pour vous. Quoi qu'il en soit, je vous rends mille grâces de ce que vous faites pour moi. »

Il y avait une telle chaleur dans sa voix, dans son sourire, dans ses yeux, que Tixu en fut bouleversé. Elle engagea ses jambes puis son tronc dans le tube d'accès. Le hublot noir coulissa dans un chuintement prolongé. Etranglé par une inexplicable émotion, l'Orangien se pencha sur le petit transmetteur extérieur et prononça machinalement les indications techniques d'usage :

« Arrivée prévue à Point-Rouge, capitale, dans deux minutes standard. Atmosphère respirable. Treize heures locales. Température : quarante-neuf degrés centigrades. Ciel : rougeoyant. La C.I.L.T. vous... Je vous souhaite un bon voyage. »

Il ouvrit la trappe de la console et programma le transfert sur les touches fluorescentes : Point-Rouge, capitale, coordonnées 456, 54 latitude, 321 longitude, point relais X2 T3 prime, position couchée, heure et lieu de départ : 7 Il 57, Deux-Saisons. Prix : quinze mille unités standard entièrement versées et déposées (ses doigts crispés durent s'y reprendre à deux fois pour entrer correctement cette dernière donnée).

La machine bourdonna discrètement tandis que le halo de lumière couronnant son arc-de-cercle supérieur faiblit progressivement jusqu'à complète extinction.

Trois minutes plus tard, un voyant rouge s'alluma au-dessus du hublot. Tixu ouvrit le sas et se faufila à son tour dans la coursive. Les vêtements de la Syracusaine gisaient, épars, sur la couchette de transfert. Un arôme fleuri flottait dans l'air chaud et confiné. Désemparé, l'Orangien ramassa la cape. Elle était douce au toucher. Ses couleurs, tantôt vives, tantôt pastel, jouaient avec les caresses de la lumière. Frustré de la présence de la voyageuse, Tixu fut pris d'une furieuse envie de respirer son odeur. Il n'était plus relié à elle que par le canal de l'odorat. Accroupi, il enfouit son visage dans le colancor blanc aussi léger qu'une plume et huma profondément, longuement, le subtil parfum de peau, de transpiration, de poivre et de fleur qui imprégnait l'étoffe.

Il sortit de la cabine avec d'infinis regrets. Il lui fallait à présent se replonger dans l'atmosphère calamiteuse de l'agence et attendre avec résignation la visite de l'inspobot.

C'était sans conteste l'horizon le plus sombre et le plus froid de l'univers, connu et inconnu.

CHAPITRE III

Premier matin, Soleil Rubis,

Premier astre, tout de rose vêt.

 

Première nuit, Pierre Blanche,

Première lune, tout d'argent pare.

 

Second matin, Soleil Saphyr,

Second astre, tout de bleu teint.

 

Seconde nuit, Main Blême,

Seconde lune, tout de mort vient.

 

Syracusa, ô Syracusa,

Je pleure sur ta beauté.

 

Syracusa, ô Syracusa,

Moi, l'exilé...

 

Poème populaire syracusain,

période Naflin

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